Littérature
256 pages
144 x 210 mm
20,00 
978-2-494062-47-4
En librairie le 30 août 2024

LA RONDE DES POUPÉES

À soixante ans passés, Émilienne a trop vécu, et trop peu cotisé… Aujourd’hui, elle est agente de nettoyage dans les toilettes de la galerie commerciale Horizon – dame pipi, comme on dit. Le temps d’une journée, douze autres femmes se succèdent au miroir de cet espace sans âme, qui devient le théâtre de leur conversation intérieure ; il est pour elles une bulle, une trêve, un répit. Une respiration dans le quotidien, l’unique endroit où elles échappent au regard d’autrui. Estelle, Nedjma, Raphaëlle, Iris… Petite fille, jeune adulte ou femme tordue par l’âge, chacune a son parcours, son langage poignant ou drôle, ses fragilités et ses luttes. Se croyant seules, elles scrutent leur reflet, en quête d’une identité féminine aux contours mouvants.

Mais peut-être est-ce Émilienne qui, sur le vif, leur invente à chacune une histoire ? Émilienne qui, au rythme des procédures d’hygiène, revit sa propre vie ; son existence cabossée et insoumise, seulement guidée par ses rencontres, sa soif de découverte et son furieux désir de liberté.

Par-delà leurs différences, le monologue intérieur de ces héroïnes du quotidien forme un chœur sororal, une ronde de solitudes qui les rassemble dans une même certitude : nous ne sommes pas des poupées.

 

SÉLECTION PRIX DES LECTEURS DE LA LIBRAIRIE PRIVAT

SÉLECTION PRIX DES LECTEURS DE LA LIBRAIRIE L’USAGE DU MONDE

L'autrice

© Blexiblex

Tatiana Arfel, née en 1979, est psychologue et anime des ateliers d’écriture auprès de publics en difficulté. Elle est cofondatrice du collectif « Penser le travail ».
Ses trois premiers romans sont parus aux éditions José Corti.

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On en parle

    « Un roman beau et poignant »
Alain Nicolas

  « Jamais la sororité n’a été aussi bien écrite. »
Simon Anthony

« Un texte à la puissance ravageuse »
Laure, librairie de L’Horloge, Carpentras

« Tatiana Arfel relève le commun entre ces femmes que tout distingue a priori en liant l’intime, l’ordinaire et le politique »
Mickaël, librairie L’Usage du monde, Paris

« Un récit authentique, bouleversant et juste entrecoupé de différentes voix féminines qui se racontent pendant quelques minutes face au miroir : reflet de nos émotions, de notre société, de nos jugements … »
Julian, librairie Privat, Toulouse

« Très bien construit, souvent dramatique, parfois drôle 👌 ! »
Nathalie, librairie Les Guetteurs de vent, Paris

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Extrait

(…) Pourtant, nulle histoire n’est si simple. Il ne peut pas y avoir seulement du gris dans un foyer. J’ai des traces, j’ai des preuves. Sur un album photo que j’ai gardé, il y a des images de leur mariage, et ils ont l’air vraiment heureux. Ce n’est pas un mensonge pour le photographe, ils sourient tous les deux avec les yeux et cela ne peut se contrefaire. Il y a aussi les atlas de mon père, de vieux gros livres reliés de cuir vert, avec des commentaires de sa main sur telle plaine, tel fleuve ou tel climat, qui prouvent bien qu’il a rêvé d’autre chose, que la droguerie n’a pas été son unique horizon, même si mes parents n’ont que rarement quitté le bourg, et seulement pour s’approvisionner dans la ville voisine. Une vie sans avoir jamais vu la mer… Oh, et il y a ces robes que j’ai trouvées bien pliées dans une boîte, tout en haut du placard de ma mère, des dentelles et de la soie, jaune vif et lilas. Elle a été donc été coquette un jour, sans doute ne portait-elle pas encore ces blouses en plastique qu’affectionnent les gardiennes d’immeuble, parce que ça se nettoie très facilement.

Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite, ce qui les a relégués là où je les ai toujours connus. La légende dit que quand je suis née, les cousins ont assuré qu’on m’avait échangée à l’hôpital, que je n’étais pas de chez eux, pas d’ici, cette petite si braillarde, sanguine et agitée, non, ce ne pouvait être la fille de Lucette et André, à preuve elle était très brune, alors que tous deux étaient… étaient… Ce n’est pas exactement une couleur de cheveux, c’est entre le châtain et le gris tout en étant transparent, c’est une matière qui s’excuse d’exister, qui dit surtout ne faites pas attention à moi, je ne suis personne.

Mais moi je suis quelqu’un. Le flux torrentiel d’énergie physique et émotionnelle qui m’habitait enfant ne m’a pas quittée. Je m’en souviens très bien. Ce besoin de courir et de crier, cette intensité dans tout ce qui m’arrive ont toujours été là. Je ne suis pas d’accord. Je le fais savoir. « Non » a été mon premier mot. Je ne veux pas entrer dans le tunnel incolore qui leur sert de monde. On me mène chez le docteur. Il me donne des calmants légers, pour les enfants, qu’il dit. Comme si c’était moi qui avais un problème, pas eux. Je ne les prends pas. Je les cache sous le parquet.

J’ai de l’aide, aussi. Sans doute que c’est toujours un lot complet qui nous échoit. Les parents fossiles et la droguerie poussiéreuse, d’un côté. Les frères et sœurs dont je dois m’occuper parce que mes parents travaillent trop. La bataille entre mes responsabilités et mon besoin profond, non négociable, de jouer, besoin qui ne m’a pas quittée, encore maintenant je saute la marelle dans les rues alors que j’ai l’air d’une honnête vieille dame.

Le lot, donc, comprend aussi des cartes chance. Des jokers. Il y a le vieux Lolo. L’éleveur un peu fou à l’extrémité du bourg. Personne ne lui parle. Sauf moi, quand je n’en peux plus et que je me sauve. Il me montre ses vaches. La traite. Le soin. Toucher ces gros corps chauds et calmes, c’est tellement… réel, ça me ramène là, à mon âge, dans mes journées, dans mon corps fourmillant d’envies, ça me fait cabrioler. Puis la petite gnôle à la fin que Lolo me donne avec un clin d’œil. Je rentre chez moi en zigzag, et la soirée passe plus facilement. Il y a aussi ce client bizarre qui vient à la droguerie toujours très bien habillé, costume trois-pièces, pochette de soie. On jase, on dit qu’il en est. Quand je tiens la caisse et que Papa est parti dans la réserve lui chercher ses commandes, il me glisse un ou deux livres. Des romans d’aventure, surtout. Il ne demande rien en échange et je ne dois pas parler aux clients, ça ne se fait pas. Grâce à lui j’ai su qu’il y avait autre chose à vivre, grâce à lui je n’ai pas étouffé. Enfin il y a, naturellement, mon instituteur. Je réussis bien à l’école, quand mes corvées me laissent le temps d’étudier. Il m’a toujours encouragée. Il veut m’envoyer à la grande ville pour faire de hautes études. Il rit de mes réponses et avec lui non, je ne suis jamais insolente. À lui non, je ne fais jamais de farces comme à tous les autres, à tous les idiots du bourg, solennels et compassés. Pas de hareng dans le tiroir de son bureau. Pas de seau d’eau au-dessus de sa porte. Pas de tapage à ses fenêtres en pleine nuit. Pas d’expédition d’enfants, dont je suis l’absolue reine, pour lui voler son journal, son pain ou son lait. C’est un homme à respecter. Je n’oublie pas Monsieur Hamiot. Il y en a eu bien d’autres, après lui, qui m’ont rattrapée au vol et accrochée à leur ronde. Nous devrions compter tous ceux qui, dans nos vies, ont été là pour nous. Un geste, un sourire, un toit pour dormir, une oreille, une cigarette, une soupe quand on est malade, l’assurance qu’on ne nous lâchera pas. Nous devrions compter et rendre grâce, car même dans mes heures les plus noires j’ai su que je ne resterais pas seule, impuissante, j’ai su que quelqu’un viendrait, comme je suis venue parfois pour d’autres, nous ne sommes pas séparés.

Oh. L’heure ! Mon boîtier sonne et il faut que je lui obéisse. Émilienne n’a point de maître mais elle n’est pas idiote, elle fait comme si pour pouvoir gagner sa croûte. Elle pense ce qu’elle veut à l’intérieur. Tout de même, j’ai perdu les minutes précédentes dans mes souvenirs, j’ai oublié le goût du café, j’ai digressé pour rien. Il y a des jours où l’on n’y échappe pas. Il faut essayer d’être présente. Mon stock de minutes à vivre n’est pas infini. Reviens, respire. Ne gaspille pas.

Je sors mon chariot. Compte les bouteilles de nettoyant. Les éponges. Les raclettes. Les rouleaux de papier toilette, et les recharges de gel antiseptique et de savon à main. Il manque une paire de gants. Je la prends sur l’étagère et je regarde cette pile de peaux rosâtres, abandonnées, vides de mains, vides de vivant. Je renseigne l’état de ces stocks dérisoires sur la fiche prévue à cet effet. Je suis prête.

Je pousse le chariot en prenant garde à mes lombaires et en essayant de ne pas penser à autre chose. D’être dans cette journée, quoi qu’elle contienne. Code, porte, couloir, couloir, couloir, code, porte. Je débouche dans les allées de la galerie en même temps que d’autres, au loin, jouant le même rôle et porteurs des mêmes accessoires. Nous nous saluons d’un hochement de tête. Petit peuple matinal de la propreté nous affairant chacun dans notre coin de la scène. Je rejoins le mien.

Les toilettes rez-de-chaussée femmes de la Galerie Commerciale Horizon.

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Le Feu aux poudres : Écoutez l'autrice !

Tatiana Arfel évoque l’étincelle qui a déclenché le désir d’écriture de La Ronde des poupées

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RENAUD MACHART

Renaud Machart, né en 1962, a exercé le métier de chanteur dans le domaine de la musique ancienne de 1980 à 1992. Journaliste au Monde depuis 1991, il a animé des émissions sur France Musique de 1992 à 2018. Il est l’auteur de nombreux essais et monographies musicaux, notamment à propos de la musique nord-américaine du xxe siècle.

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