Couverture de Gueule demi, de Benoît Reiss
Littérature
176 pages
144 x 210 mm
17,00 
978-2-4940-6217-7
En librairie le 3 mars 2023

GUEULE DEMI

Un homme marche. Seule la nature qui l’environne ne frémit pas à la vue de son visage défiguré : après un accident, il est devenu un paria parmi ses semblables, porteur du mauvais œil. Celui qu’on nomme Gueule demi découvre un nourrisson abandonné, le recueille ; avec douceur, avec une tendresse sans mots, le « monstre » se révèle père nourricier.
Élevé par un vieil artiste, Gueule demi peint à son tour d’étranges petits tableaux. C’est la peinture qui lui permettra de retrouver une place parmi les hommes, et toucher du doigt le mystère qui fait notre humanité.

Gueule demi retrace le destin hors norme d’un homme amoureux des sensations et des couleurs du monde. Un roman habité et sensible qui nous renvoie avec intensité à ce qui relie les êtres vivants : le désir de transmission, la soif éperdue d’amour, la brûlure du manque et l’éblouissement de la création.

PRIX DES LECTEURS DES MÉDIATHÈQUES DE MEAUX 2024

 

« Un beau livre onirique et charnel »
Marie-Hélène Lafon

L'auteur


BENOÎT REISS

Romancier et poète, Benoît Reiss est né à Lyon en 1976. Après avoir vécu au Japon, il demeure aujourd’hui en Haute-Loire où il codirige Cheyne éditeur, maison consacrée à la poésie.

https://www.cheyne-editeur.com/
https://www.benoitreiss.com/

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Le Feu aux poudres : Écoutez l'auteur !

L’étincelle qui a allumé le désir d’écriture de Gueule demi

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Extrait

1

L’Envolée est auprès de lui de cette façon silencieuse, attentive, présence qui donne opacité, ombre portée, et elle l’entend prononcer pour lui seul
Bleu.
Il l’appelle Bleu, même s’il sait que ce n’est pas un nom, ce n’est pas un véritable nom. S’il allait au bureau des baptêmes et déclarait, dans la grande salle qu’il imagine, avec le greffier en face de lui, assis devant son registre ouvert sur la table, s’il déclarait
il s’appelle Bleu
le silence qui suivrait serait réprobateur. Bleu n’est pas un nom. On refuserait.
Pourtant il l’appelle Bleu. C’est le premier mot qui lui vient quand il le découvre, ou plutôt quand il découvre depuis la route de Vizan à Maindon, sur la pente dans le long tournant, la tache bleue sur le tas de bois coupé.

La tache bleue est une couverture et Bleu est à l’intérieur, emmitouflé, engoncé là-dedans, il pense, comme un jambon dans un torchon. Il soulève un coin du tissu et voit Bleu minuscule, endormi, poing serré contre sa tempe. Il retrouve de cette couleur sur la toute petite joue ronde tournée vers lui, un bleu carné, violet un peu, piqué de rouge léger, qui brille dans le soleil blanc. Sur la lèvre du haut aussi, au-dessus, sous le nez, des ombres bleues. Il regarde le visage enveloppé dans la couverture comme une coiffe d’Orient, Bleu dort, sur ses paupières, sur son front le soleil ne le réveille pas.
Ces paupières, c’est un étonnement, sur elles surtout il s’arrête. Il ne saurait dire, il ouvre une main et la met sur le côté de la tête de Bleu, de façon à le protéger de la lumière, et il regarde les paupières, un long moment, les deux fermées au-dessous du front bombé, petites comme tout dans ce visage, elles tremblent, s’agitent, pourtant restent fermées, elles désignent, sous la peau fine, les images des rêves, les bousculades dans le sommeil.

Bleu parce que la tache sur le tas de bois, vue depuis la route retour de Vizan, lui fait penser, naturellement, à cette autre fois, lointaine, il était encore presque enfant, où il a vu du bleu, une tache encore, et que sa vie en a été changée. Il accompagnait le Maître. Ils étaient descendus depuis le plateau jusqu’aux bords du fleuve large et gris, ils avaient suivi les eaux lentes, étaient allés de poste en poste dans la direction du sud. Puis deux jours plus tard, à l’aube, il a ouvert les yeux. Il a vu les scintillements du soleil, il faisait des écailles de lumière sur les pins, il brillait d’une façon qu’il ne connaissait pas, il a pensé à des gouttes suspendues, des éclats retenus dans les branches, les aiguilles, le vert sombre. Et soudain, il a aperçu, entre les arbres, une tache bleue.
Il venait de se réveiller dans les cahots de la voiture, la joue contre la vitre, une mèche de cheveux emmêlée dans la ficelle qui retenait le rideau, et dès qu’il a ouvert les yeux, regardé dehors, il a aperçu, dans la course, au travers d’une trouée entre les pins, en contrebas, loin, il a aperçu les scintillements, le feu éblouissant sur la peau bleu sombre, presque noire. Aussitôt cela a été repris, le rideau des arbres a caché la vision. Cela a été bref, un éclat, mais c’est resté en lui avec une violence inattendue, un coup qui lui a laissé la gorge sèche, une sensation étrange de caresse et de manque, une amertume douce. Il venait de voir, pour la première fois, la mer.

2

Plus tôt aujourd’hui, sur la route entre Vizan et Maindon, l’apparition sur la pente lui a rappelé la mer vue, brève, cette première fois. Lui a rappelé aussi tout ensemble ces deux mois passés avec le Maître dans les régions du Sud.

Ces deux mois ont été pour lui les jours de nombreuses premières fois. Dans le bleu impromptu, apparu sur la pente dans le tournant de la route, ce sont des souvenirs par dizaines qui viennent le surprendre, le piquer en mille endroits, son corps repris de frissons au rappel des odeurs, des choses vues, caressées, des lumières et d’une peau, de la chair de poule sur cette peau brune, des gouttelettes d’eau glissées sur un bras, du duvet blond sur une épaule, du creux à la naissance du cou, des cheveux épais aux reflets rouges dans le soleil du soir, des yeux, de la bouche, des pièces de cuivre reposées sur les seins, lui reviennent le bleu et le gris d’un ciel, la course rapide des nuages au-dessus des arbres et de la rivière, le corps nu près de lui, les jambes allongées dans la clarté, la toison brune, dense, douce sous sa paume, sous ses doigts, la chaleur humide plus bas, l’intérieur de la faille tendre, la peau ferme des cuisses, rougie par endroits, une joue qui se penche, appuie contre sa main. Maintenant sur la pente, près du tas de bois, le regard posé sur Bleu endormi, ces sensations revenues traversent sa poitrine en sources vives.

Ça a été le même étonnement, ce bleu de la mer et celui-ci maintenant, le bleu de la couverture sur le tas de bois.
Sans réfléchir, il a quitté la route, il est monté sur la pente, son sac à l’épaule, il est allé jusqu’à l’orée de la pinède et là il a vu la forme, le corps emmitouflé. D’abord il n’a pas su que c’était un corps, celui d’un tout nouveau-né, il s’est approché, a soulevé avec beaucoup de précaution le tissu, une laine rêche aux bords effilochés, un tissu pauvre il a pensé, et il a découvert le visage rond, si petit, le visage de Bleu endormi.
Quelle idée de laisser ainsi un bébé seul, sans surveillance, en équilibre sur un tas de bois, il pourrait rouler, tomber, se faire mal, il suffit d’un peu de vent, le corps est si léger ; il pense tout cela et regarde autour d’eux s’il ne voit pas quelqu’un, une présence, la mère ou le père ou une autre personne qui serait près d’ici ou plus loin, qui se serait éloignée un moment et reviendrait. Il ne voit personne. Il appelle
y a quelqu’un ?
regarde partout autour, sous les ombres dans la pinède, plus haut sur la pente, au-dessous dans le pré de l’autre côté de la route, sur la route dans la direction de Vizan, dans la direction de Maindon
hé ho ! Y a quelqu’un ?
Les yeux de Bleu s’ouvrent soudain, ronds de surprise. L’autre pose alors son sac contre le tas de bois, appuie la main sur la couverture et la poitrine menue, il sourit à l’enfant. Sous sa paume, le petit corps s’agite un peu, il sent l’étroite cage thoracique, il serre un peu plus fort les doigts autour de la poitrine, que Bleu n’aille pas rouler et se fracasser le crâne contre le sol. Les os sont sensibles sous la pression de sa main, les côtes qu’il sent frêles, la courbe dure au centre du thorax, par-dessus le cœur ; celui-ci bat doucement, ralenti. L’enfant referme les yeux, sa minuscule main repliée près de sa tempe. Il se rendort.

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RENAUD MACHART

Renaud Machart, né en 1962, a exercé le métier de chanteur dans le domaine de la musique ancienne de 1980 à 1992. Journaliste au Monde depuis 1991, il a animé des émissions sur France Musique de 1992 à 2018. Il est l’auteur de nombreux essais et monographies musicaux, notamment à propos de la musique nord-américaine du xxe siècle.

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