Couverture de Rose museau de Jean-Pierre Ancèle
Littérature
232 pages
144 x 210 mm
20,00 
978-2-494062-35-1
En librairie le 5 janvier 2024

ROSE MUSEAU

Au temps où la banlieue était à la campagne, on rencontrait parfois sur les marchés des dresseurs de rats. C’est le métier d’Urbain, qui habite un petit pavillon avec sa fille Paulette, surnommée Belette. Sa rencontre avec Modard, acrobate de cirque, et leur complicité scellée autour de quelques bouteilles de sauvignon vont infléchir leur destin : sauront-ils ensemble déjouer les affreuses manœuvres qu’un voisin ourdit au fond de son hangar ? Élucider la mystérieuse attaque perpétrée par le plus agile des rats, au museau d’un rose si tendre qu’il réconcilierait presque les hommes avec sa race ? Apprendre pour de bon les secrets de la conjugaison à Belette ? Savoir, enfin, où disparut un jour la maternelle Félie ?

Entre les tortillons attrape-mouches, les grenouilles baromètre, les herbes folles et les hercules de foire, Rose museau est un roman noir tendre et hilarant. Mi-nostalgique mi-fantaisiste, l’univers de Jean-Pierre Ancèle révèle, à travers des dialogues savoureux et virtuoses, une humanité pudique et gouailleuse, une galerie de personnages aussi fêlés qu’attachants.

L'auteur

Jean-Pierre Ancèle

Jean-Pierre Ancèle pratique assidûment le kinomichi, écoute Bob Dylan et déguste chaque jour à petites lampées le sirop de la rue. Son premier roman, Le Rendez-vous des Pas-Pareils, est paru en 2022.

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Le feu aux poudres : écoutez l'auteur !

Jean-Pierre Ancèle dévoile les origines de son étrange dresseur de rats…

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Extrait

Modard aurait pu être chez sa grand-mère, au temps où la banlieue était à la campagne. Il s’était attendu à être plus mal reçu au marché ; pourtant le dresseur, en dépit d’un abord revêche, n’avait pas eu l’air fâché qu’on s’adresse à lui. Peut-être Modard lui avait-il semblé différent des curieux qui l’abordaient parfois. Dans sa redingote lustrée, Urbain n’avait rien d’amène. Quant à son numéro de rats, on voulait bien le regarder, mais en se ménageant de la distance.
Modard avait fait le premier pas, le reste avait suivi.
Toutefois, il n’était toujours pas parvenu à lui exposer la raison de sa visite.
Il aurait dû aborder le sujet dans la voiture. Pas facile, l’autre ne l’avait guère laissé en placer une.
Sans parler de la strip-teaseuse que Modard avait dû se coltiner pendant tout le trajet.
Là, sur cette chaise en formica, en attendant le retour du dresseur, profitant du silence, il ajustait ses arguments.
Quand même, se prit à songer Modard, celui-là, si Urbain n’exagérait pas, aurait été idéal. Un spécimen pareil, c’était inespéré. D’un autre côté, un baiseur de chats, un tueur peut-être…
Penché en avant, il semblait chercher une solution entre ses pieds, dans les crevasses du lino, là où il en pousse parfois.
Rarement.

 

CHAPITRE ONZE

—        Il a perdu quelque chose ?
Modard sursauta. La porte de la chambre s’était ouverte sans bruit. Silence aussi sous le feutre des mules bleues à pompon.
—        Je peux l’aider si il veut, je m’appelle Paulette.
—       Enchanté, Modard, dit Modard, serrant doucement la délicate main tendue.
—        Mais on dit Belette.
Modard fut un peu surpris de l’enthousiasme de la poignée de main.
—        Ah ? Eh bien, bonjour mademoiselle Pau… Belette, répondit Modard soudain très affairé à rassembler ses idées.
—        Je l’ai déjà vu ?
Modard aurait juré qu’ils étaient seuls dans la cuisine.
—        Qu’est-ce qu’il cherche par terre ?
—        Tu as bien travaillé en bas, félicitations.
Le dresseur venait d’entrer, bouteilles à la main.
—        Que je vous présente, dit-il en posant le sauvignon sur la table. Ma fille Belette, et monsieur…
—        Modard.
—        Je le sais déjà qu’il s’appelle comme ça.
—        Votre fille et moi venons de faire connaissance.
Tout ce que Modard trouva pour grapiller un peu de temps. La situation semblait simple et pourtant, il éprouvait une étrange difficulté à s’y retrouver. Il ne s’était pas attendu à ce que le dresseur soit père, qu’il ait charge d’âme en dehors de celles, éventuelles, de ses rats.
Pourtant, à présent qu’il les regardait tous les deux plus attentivement, la ressemblance devenait frappante. Les cheveux roux qui encadraient le visage allongé de la fille d’Urbain retombaient en queues sur les épaules de sa robe de chambre de coton beige. Les joues aussi, parsemées de taches de rousseur, les lèvres pâles et minces, les yeux noisette. Le nez allongé et le menton pointus lui venaient tout droit de son père.
—        Va t’habiller, fit le dresseur, et puis tu iras aux commissions. Le monsieur et moi, on a à parler.
—        Dommage, dit-elle, j’aurais bien resté avec vous.
—        Serais, corrigea le dresseur. Allez, va, je te dis.
Serais, allez, va, pas facile d’y retrouver sa conjugaison, songea Modard.
Belette retourna dans la chambre en traînant sur le lino des mules qui seraient bien restées là à écouter ce qui allait se dire.
Ou auraient ?
—        Et ferme la porte, lança son père. Curieuse, expliqua-t-il à Modard, si je la laissais faire elle se mêlerait de tout. Ferme, je te dis. Et pour ce qui est de lui apprendre à parler comme il faut, vous n’imaginez pas la patience que j’y mets. Remarquez, c’est aussi ma faute, j’aurais dû être là plus souvent. J’aurais resté, je vous demande un peu. J’aurai bientôt moins de mal avec les rats. Mais elle est gentille, elle m’aide bien et pour les commissions, elle est championne.
—        Mais, fit Modard, sans être indiscret, quel âge a-t-elle, votre fille ?
—        Elle a…
Modard crut soudain voir le regard d’Urbain se perdre un bref instant dans les horizons brumeux de quêtes incertaines.
—        Et elle n’a pas l’air sauvage, observa Modard sentant s’éloigner l’esprit d’Urbain, tout le contraire, même.
L’attention du dresseur fut bientôt de retour :
—        Peter Pan. Vous connaissez ?
Modard le regarda, pas bien sûr.
—        Peter Pan ? répéta le dresseur agitant ses bras étendus pour tenter d’évoquer le vol d’un gros oiseau.
Comme tout le monde, Modard se souvenait du capitaine Crochet et du crocodile, mais ça ne datait pas d’hier, et il ne faisait pas le lien avec la fille du dresseur. Belette, Peter Pan, cette cuisine se remplissait très rapidement d’inattendu.
Le dresseur ouvrit le tiroir du vaisselier, en sortit un tire-bouchon, en vissa la pointe dans le liège, lui fit lever deux bras chromés et déboucha une des bouteilles.
—        Ah, des verres…
Il sortit deux verres du buffet.
—        Propres, crut-il bon de préciser en tendant un verre à Modard. C’est Belette, elle n’aime pas frotter fort. Elle a peur de leur faire mal. Je vous demande un peu. Enfin, hein, ce n’est pas moi qui vais l’embêter avec ça.
—        Il me donne de l’argent pour les commissions ?
Belette à présent était vêtue d’une salopette bleue trop courte pour ses longues jambes. La barrette de plastique vert qui retenait ses cheveux loin de son front semblait un haricot échoué dans un bol de soupe au potiron.
Le dresseur tira de sa poche deux billets chiffonnés et en tendit un à sa fille.
—        Prends ce que tu voudras, dit-il. S’il reste des sous, achète-toi quelque chose qui te fera plaisir.
Belette empocha le billet et s’en fut aux courses.

 

CHAPITRE DOUZE

—        Elle est brave, dit Urbain en remplissant les deux verres, et comme je disais, elle fait très bien les commissions. Une vraie petite femme. À la vôtre !
—        Je n’en ai plus, dit Modard, néanmoins trinquant.
—        Je ne voulais pas être indiscret, s’excusa Urbain.
—        Laissée tomber.
—        Oh, je n’insiste pas… Elle vous a… Elles partent, ça arrive…
—        Non, elle, laissée tomber, redit Modard.
—        Ah, oui. On se lasse parfois…
—        Pas moi, corrigea Modard. Gorzzio, c’est lui qui l’a laissée tomber, pas moi.
À son tour, Urbain peinait à suivre.
—        Du trapèze. Huit mètres. Tout en haut du chapiteau. Un numéro à trois, un fameux numéro. On avait du succès, les engagements ne manquaient pas, ça non. Et un jour… Huit mètres…
—        Ah mon pauvre, compatit Urbain, comprenant enfin.
—        D’un coup. Plus de femme, plus de trio. Et plus de travail. La voltige, vous me direz, à deux on peut s’arranger. Mais Gorzzio a disparu tout de suite après. Faut le comprendre aussi, la mouche, pas facile à faire gober à la police.
—        La mouche ?
—        Dans l’œil, au moment de rattraper Gigi… Gigi, ma femme. Je lui avais pourtant bien dit, à Gorzzio, de mettre des contacts. Mais je t’en fiche, monsieur voulait travailler à l’ancienne, à l’œil nu. Une mouche, c’est rare, mais ça arrive.
—        La preuve. Quand même, c’est pas de chance.
—        Heureusement, l’enquête a conclu à l’accident.
—        De mouche ?
—        Tout juste… Alors la déprime, moi aussi, je suis passé par là. Mais on ne peut pas rester au fond du trou. Il faut rebondir, surtout dans le trapèze. C’est pour ça, quand je vous ai vu le mois dernier au marché.
—        Vous voulez dire quand vous l’avez vu, lui, en bas ?
—        Lui, et vous aussi. Je me doute bien que vous y êtes pour quelque chose.
—        Moi, je ne dis pas, mais c’est surtout lui…
Urbain versa une nouvelle rasade.
—        Alors voilà, dit Modard, avant de s’interrompre pour lever son verre. À la vôtre. Au fait, la vôtre, de femme, on ne l’attend pas pour trinquer ?
—        On pourrait attendre longtemps.
—        Ah, fit Modard, vous n’en avez pas non plus…
—         Perdue.
—        Condoléances. Ce ne doit pas être facile avec une fille à élever.
—        Elle n’est pas morte, la mienne, dit Urbain, enfin, je ne crois pas. Je ne sais pas où elle est.

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RENAUD MACHART

Renaud Machart, né en 1962, a exercé le métier de chanteur dans le domaine de la musique ancienne de 1980 à 1992. Journaliste au Monde depuis 1991, il a animé des émissions sur France Musique de 1992 à 2018. Il est l’auteur de nombreux essais et monographies musicaux, notamment à propos de la musique nord-américaine du xxe siècle.

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